Notre pays traverse une histoire sanglante comme il n’en a pas vécu depuis très longtemps. 17 morts. Un bain de sang. Des cibles symboliques, des victimes pour émouvoir. Nous avons la gorge serrée à l’évocation de ces êtres sacrifiés. Notre sincère et humaine émotion en est piégée.
Comment ne pas éprouver d’angoisse devant la vie volée à ces hommes et à ces femmes dont nous nous sentons proches dans leur humanité ? Comment ne pas nous laisser submerger sinon en pensant à l’avenir et à ce qu’il va se passer par la suite si nous nous laissons piéger. Nous ne devons pas nous laisser submerger, et laisser s’ouvrir la porte qui nous mène à un gouffre de souffrances, à une horrible inhumanité.
Comme à chaque guerre, comme à chaque drame, les puissants qui nous dirigent nous appellent à l’union avec une main sur le cœur. Pour la guerre mondiale 14 – 18 comme pour les guerres qui ont suivi le 11 septembre. La main sur le cœur et le doigt sur la gâchette. Chaque fois, mais après, les peuples ont regretté. Il était tard et des vies en masse avaient été dévastées. Le grand Jaurès est là pour en témoigner. Et n’oublions pas ceux qui ont su refuser la guerre coloniale avant les autres, honnis hier, admirés aujourd’hui.
Nous avons un devoir d’humanité et de résistance.
Il nous faut nous poser quelques questions préliminaires pour ne pas nous laisser aveugler : comment en arrivons-nous là ? Qu’est ce qui a changé dans notre monde pour que l’aspiration à la violence y prolifère ainsi ? Il n’est pas nécessaire d’être bien vieux pour être témoin de cette grave évolution.
Lorsque vous vous poserez ces questions, si vous décidez de vous les poser, retrouvez les propos tenus par les opposants à la guerre en Irak, la première (nous étions des millions dans le monde). Pour les (un peu) plus âgés, souvenez-vous du chanteur Renaud, du pacifiste Gilles Perrault. Que disaient-ils ? « Déstabiliser la région par la guerre va ouvrir une boite de Pandore dont les maux guerriers vont rejaillir sur la planète entière ».
Nous y sommes à ces maux. L’histoire des sociétés va à son pas déterminé et écrasant. Du lointain Afghanistan jusqu’à la Cote d’Ivoire de la profonde Afrique, de pays en pays, le fléau de la guerre s’est allumé. Des hommes et des femmes y souffrent atrocement. Des hommes, et des femmes aussi, y naissent à la haine.
Ces 3 hommes qui ont si sauvagement assassiné 17 personnes, ou Merah également, ou d’autres, auraient-ils pu exister (dans leur acte horrible) si ce contexte n’avait été là pour apporter sens au crime et armes pour le perpétrer ?
Terrible que de devoir se poser cette question. Terrible que de devoir s’interroger sur ce que nous-même avons apporté à ce drame. Lourde et difficile question lorsqu’il est tellement plus confortable pour notre angoisse que de désigner un Diable et d’appeler à l’exterminer. Humaine inhumanité.
Si le Diable ne peut être exterminé, par contre nos choix peuvent être déterminants pour un avenir de rage ou bien d’espoir.
N’est-ce pas de la guerre que sont nées les conditions du drame que nous vivons aujourd’hui ? N’est-ce pas de ces pays où nos pays ont fait choix de porter les armes que reviennent les fous de guerre et de haine ? N’est-ce pas ces lieux mis en rage guerrière qui aspirent « nos centaines » (M. Valls) de jeunes perdus et blessés de notre société défaillante et dont le retour nous menace ?
Imaginer que la réponse serait la guerre. Imaginer qu’il faudrait encore poursuivre et étendre cette propension à la guerre est juste un appel au désastre. Les plus intellectuels d’entre nous se replongeront dans la lecture du philosophe E. Kant (18e siècle), la guerre ne résout jamais la guerre. Et c’est à la guerre que nous invitent nos puissants.
Que se cache-t-il derrière le message « on en a pas fini », derrière le slogan « Paris capitale de la lutte contre le terrorisme » ? Que se cache-t-il derrière cette « union nationale » ? Ceux qui vont marcher ensemble, honnêtement, aux côtés de tous les « grands » réunis ce dimanche, vers où vont-ils marcher ? Vers où ?
Nous ne sommes plus conduits à témoigner notre peine et à serrer dans nos bras les familles des victimes, les journalistes, les policiers, les juifs, les passants. Nous sommes appelés à marcher vers où ?
Et si c’était vers la guerre que nous étions conduits à marcher ? Cela y ressemble tellement ! Tellement ! Les mots commencent seulement à se lâcher. Sur la 2, un « spécialiste » le clamait pendant la prise d’otages : « nous sommes en guerre. Il faut aller frapper… ». Et il ajoutait « nous sommes à un point de départ de l’histoire » (journal de Elise Lucet).
Et si nous réfléchissions avant de franchir « ce départ de l’histoire » ? Et si nous cessions de diaboliser les musulmans, puis de nous accorder toutes les grandeurs et toutes les qualités, (« nos valeurs » sont bien boursières !). Peut-être, alors, pourrions-nous envisager autre chose que de nous enfoncer un peu plus dans la guerre des bons contre les méchants. Peut-être pourrions-nous tirer des leçons des désastres passés sans avoir à les revivre.
Après chaque guerre, toujours plus désastreuse que la précédente, les peuples horrifiés proclament « plus jamais ça » et inventent des moyens pour ne plus vivre la guerre. Chaque fois ces inventions sont détournées, méprisées par les plus forts. Et si cette fois nous n’attendions pas le désastre pour chercher à arrêter l’engrenage ? Tout va dépendre de nous.
Le 10 janvier 2015, Serge Grossvak